Les agriculteurs vont-ils devoir choisir entre nourrir la population ou nourrir leurs méthaniseurs ?
Paru sur FR3 Bretagne :
Enquête sur la méthanisation en Bretagne. « Ceux qui se font avoir, ce sont les agriculteurs »
Publié le 14/09/2022 à 08h00
Écrit par Julie Lallouët-Geffroy pour Splann
La bataille du gaz laisse les agriculteurs sur le carreau. Achats de déchets agricoles, frais de maintenance, depuis 2018, pour qu'un méthaniseur soit rentable il doit consommer plus de 30 tonnes de déchets par jour. Face aux géants de l'énergie, comment les exploitants agricoles peuvent-ils en tirer les justes retombées économiques ? Le deuxième volet de cette enquête consacrée à la méthanisation en Bretagne est le fruit du travail d'investigation de Splann!, organisation de journalistes indépendants soutenue par France 3 Bretagne.
Les agriculteurs sont les pionniers de la méthanisation en Bretagne. Mais la manne gazière est en train de leur passer sous le nez. Les industriels de l’énergie s’approprient les bénéfices de la production du gaz, reléguant les agriculteurs à la place de simples fournisseurs de déchets.
Les agriculteurs au milieu de la bataille du gaz, une enquête de Splann!
Les journalistes d'investigation regroupés sous le collectif Splann! livrent une enquête en plusieurs volets sur le milieu de la méthanisation en Bretagne. Après une recherche documentée voici les premières conclusions sur les conséquences de la bataille du gaz pour les agriculteurs en Bretagne. :
- Les agriculteurs cèdent du terrain et ont du mal à résister à la concurrence des énergéticiens.
- L’agriculture risque de devenir un outil au service de la production gazière, quitte à transformer davantage le visage et les usages de nos campagnes.
- La méthanisation par injection est largement promue, or elle coûte trop cher pour les éleveurs, mais pas pour les industriels de l’énergie.
La recette pour faire du gaz avec un méthaniseur
Pour faire du gaz, il faut des ingrédients méthanogènes, c’est-à-dire qui dégagent beaucoup de méthane. Dans le top 10, on trouve les tourteaux de colza, les déchets et pailles de céréales, le maïs et les déchets animaux. En bas du podium, les lisiers et fumiers de porcs et de bovins. La Bretagne, terre d’élevages intensifs, possède de larges volumes de déjections. En revanche, les déchets très méthanogènes sont plus rares. Au point qu’un marché du déchet agricole a vu le jour avec le déploiement de la méthanisation.
Il y a dix ans, l’agro-industrie payait les agriculteurs pour qu’ils la débarrassent des intestins et estomacs de milliers de bêtes abattues, jusqu’à 90 euros la tonne. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les agriculteurs paient, de plus en plus cher pour mettre la main sur ces tripes, ingrédient précieux pour produire du gaz. Le maïs est également une denrée prisée des méthaniseurs.
Le prix des matières à transformer en gaz flambe
Un agriculteur nous a ainsi rapporté qu’un voisin méthaniseur a proposé de lui acheter son maïs plus cher que le prix habituellement pratiqué pour nourrir les bêtes. Avec la sécheresse de cet été 2022, les prix ont tellement augmenté que la FDSEA d’Ille-et-Vilaine s’en est mêlée. Le syndicat majoritaire des exploitants agricoles a demandé à la chambre d’agriculture de diffuser des prix de vente « recommandés ». Recommandés mais pas obligatoires car, sur ce marché, le jeu de l’offre et de la demande prime. Plus il y a de méthaniseurs, plus la demande en déchets est forte. Plus les prix montent, plus il est difficile pour certains agriculteurs de payer ces matières qui alimenteront leur méthaniseur. Jusqu’à plomber la rentabilité d’une installation.
« Les intrants ont une valeur commerciale, alors dès qu’on se fournit chez un tiers, c’est plus risqué, les prix peuvent fluctuer, c’est instable », souligne Charlotte Quenard, chargée de mission au sein de la chambre d’agriculture de Bretagne.
À tel point que lorsqu’il devient difficile d’acheter les déchets agricoles, il peut être nécessaire d’ouvrir le capital de son entreprise à un acteur extérieur. C’est ce qui arrive à des méthaniseurs créés par des agriculteurs qui se retrouvent dans l’obligation d’ouvrir leur capital à des producteurs d’énergie. À coups de rachat de parts, petit à petit, ces agriculteurs perdent la main sur leur installation et les énergéticiens raflent la mise. Un cas a déjà été relevé dans les Vosges, selon un rapport du Sénat publié en octobre 2021. Car pour des entreprises comme Engie bioz, filiale d’Engie, ou Fonroche biogaz, filiale du groupe Total, le prix des matières premières n’est pas un problème. « Le risque d’une prise de pouvoir des acteurs extérieurs est non négligeable pour les agriculteurs car elle pourrait venir dénaturer les projets », expliquent les chercheurs en économie, Alexandre Berthe de l’université de Rennes 2 et Pascal Grouiez de l’université Paris Cité.
Plus de 30 tonnes de déchets par jour à consommer pour être rentable
La conquête des campagnes par les énergéticiens ne fait que commencer. En mars 2022, les énergéticiens ont mis un pied de plus dans les fermes. Lors du salon de l’agriculture, Total énergies et la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, ont signé un partenariat pour « créer des synergies entre le monde agricole et le secteur de l’énergie ». Les compétences des agriculteurs seront ainsi partagées avec celles de la multinationale, notamment pour développer la méthanisation. Mais l’échange, « gagnant-gagnant » sur le papier, est-il si équilibré ?
Accroître la proximité entre ces deux mondes en concurrence comporte des risques, que repère Pascal Grouiez, économiste à l’université Paris Cité : « Les besoins en financement des petits collectifs [d’agriculteurs] supposeraient une plus grande ouverture du capital à des actionnaires non agricoles. Bien que minoritaires, ils pourraient imposer aux agriculteurs l’usage de substrats non agricoles [comme des boues de stations d’épuration, NDLR], dans lesquelles la présence d’antibiotiques ou métaux lourds peuv[ent] polluer les sols. » La méthanisation produit du digestat qui est épandu sur les champs comme engrais. Or, l’innocuité de ce digestat, c’est-à-dire sa capacité à être inoffensif -, demeure un enjeu environnemental et sanitaire encore discuté par les scientifiques (lire l'enquête de Splann!: « Les méthaniseurs, clusters potentiels des maladies de demain »).
À ces coûts en amont, liés à la matière première, s’ajoutent ceux liés à la maintenance du méthaniseur, voire à l’embauche d’un technicien spécialisé et dédié à cette tâche. La facture pour faire fonctionner un méthaniseur au quotidien, entre l’approvisionnement en déchets et la maintenance, commence à s’allonger lourdement. Elle est d’autant plus salée pour la méthanisation en injection. Cette technique permet d’injecter le méthane dans le réseau de gaz, mais elle coûte cher. L’investissement moyen pour une installation avoisine 5 millions d’euros. Pour être rentable, une installation doit consommer au minimum 10 000 à 15 000 tonnes de matières par an. Soit plus de 30 tonnes de déchets par jour à trouver et payer.
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