Le 02 septembre 2016 par Romain Loury
Publié en juillet, le volumineux rapport de l’Anses[i] sur l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides suscite l’adhésion des associations. A l’issue d’une réunion de présentation devant l’ensemble des parties prenantes, jeudi 1er septembre, elles se montrent toutefois sceptiques quant aux suites qui lui seront accordées.
[i] Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail
Un millier de pages, sept volumes… et ce constat: l’exposition des professionnels aux pesticides demeure méconnue. En cause, des données lacunaires, très souvent aux mains des entreprises —qui les couvrent de confidentialité pour motifs de secret industriel. En matière de réduction et de prévention, les missions de conseil demeurent le plus souvent confiées aux fabricants.
Après s’être émues de plusieurs reports de publication, les associations se montrent finalement très satisfaites du résultat: «c’est un travail énorme que nous saluons, et qui met noir sur blanc ce que nous nous échinons à dire depuis des années», déclare Claudine Joly, en charge du sujet pesticides au réseau agriculture de France Nature Environnement (FNE).
Remis fin juillet à la ministre de l’environnement Ségolène Royal, le rapport a fait l’objet d’une réunion, mercredi 1er septembre dans l’après-midi, organisée par l’Anses en présence des parties prenantes, dont plusieurs associations spécialisées en santé-environnement, fabricants de pesticides et syndicats agricoles.
UN SUJET EPINEUX
Si l’ambiance y a été «assez cordiale», Pierre-Michel Périnaud, président d’Alerte Médecins Pesticides, déplore les «réponses un peu expéditives» apportées par la direction de l’Anses sur certains sujets. Notamment sur la question des équipements de protection individuelle (EPI), censés réduire l’exposition des travailleurs.
Outre le fait que leur efficacité est remise en cause par plusieurs études, il est très fréquent que les agriculteurs ne portent pas ces EPI, «parce qu’ils ne sont pas pratiques, parce qu’il fait trop chaud ou tout simplement parce qu’ils diminuent le rendement» par perte de temps, juge Pierre-Michel Périnaud. «Il suffit de faire un tour sur le terrain pour être horrifié» par les pratiques de travailleurs lors de l’épandage des pesticides, insiste Claudine Joly.
Or ces EPI sont bien pris en compte lors des autorisations de mise sur le marché (AMM) pour calculer des valeurs d’exposition, mais sans pour autant être testés par les fabricants. L’exposition du travailleur est calculée en utilisant un facteur de protection théorique, par exemple de 75% pour les combinaisons en coton, de 95% pour celles dites «imperméables».
UN ALIBI INDUSTRIEL?
Dans un document d’analyse publié le 30 août, à l’avant-veille de la réunion, trois associations (Générations futures, Alerte Médecins Pesticides et Phyto-Victimes) demandaient, au vu des nombreuses incertitudes sur ces équipements, à ce que les demandeurs d’AMM fournissent les résultats des tests de leurs produits avec les EPI qu’ils préconisent.
Au cas où une exposition est inférieure, avec un EPI, au niveau d’application acceptable pour l’opérateur (AOEL), mais qu’elle est supérieure sans lui, le produit devrait se voir refuser son AMM.
La direction de l’Anses «nous a dit qu’ils allaient batailler au niveau de l’Europe pour faire évoluer la législation sur les EPI, mais cela me semble mal engagé», commente Pierre-Michel Périnaud, selon qui cette protection, peu portée sur le terrain, est utilisée comme alibi pour le maintien sur le marché de molécules très nocives.
Côté instruction des AMM, mission dont l’Anses est en charge depuis juillet 2015, «je n’ai pas eu l’impression que la façon de faire va vraiment changer», déplore Claudine Joly. Et ce malgré les assurances, réaffirmées par la direction de l’agence, que l’«on est dans une démarche de progrès, que tout va de mieux en mieux, en fonction de l’état de la science».
UN SUJET ENVIRONNEMENTAL, MAIS AUSSI ÉCONOMIQUE
Du côté de la Confédération paysanne, également présente lors de la réunion –contrairement à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA)-, Emmanuel Aze, référent pesticides au secrétariat national, reconnaît «les éléments intéressants que contient le rapport», notamment sur les EPI, mais regrette «un report de la gestion sur les paysans».
«Attaquer les paysans dans leur pratique est ressenti comme une agression dans une guerre de compétitivité économique (…). Les pesticides ont constitué un choix sociétal catastrophique des dernières décennies, et il n’est pas facile de faire comprendre cela aux environnementalistes», observe-t-il, se disant plutôt favorable à une «écologie sociale».
Selon Emmanuel Aze, il serait illusoire de vouloir réduire l’usage des pesticides sans accompagnement économique des agriculteurs. Comme «exemple de précédent très intéressant», il cite la récente interdiction du diméthoate sur la culture de cerises, qui s’est accompagnée d’une fermeture des frontières aux cerises étrangères traitées de cette manière.
«On continue à faire reposer l’agriculture française sur la chimie, alors que nous avons de plus en plus d’éléments sur les risques sanitaires. Il est inacceptable que la santé au travail soit sacrifiée aux profits de l’industrie, avec l’aval du gouvernement», juge Valérie Murat, administratrice de Phyto-Victimes, qui juge le rapport de l’Anses «totalement accablant».
Fille d’un viticulteur de Pujols (Gironde) décédé fin 2012 d’un cancer du poumon -reconnu comme maladie professionnelle liée aux pesticides, en particulier l’arsénite de sodium-, Valérie Murat se bat pour mettre en lumière toutes les responsabilités, celles des fabricants et celle de l’Etat. Après un classement sans suite, en mai, de sa plainte contre X d’avril 2015 (le parquet a évoqué des incertitudes quant au lien de causalité), elle est sur le point de déposer une plainte avec constitution de partie civile afin d’obtenir l’ouverture d’une information judiciaire. Si l’affaire pourrait prendre «plusieurs années», selon son avocat François Lafforgue, Valérie Murat se dit «très confiante dans les preuves à charge dont on dispose». «Nous voulons savoir ce qui s’est passé exactement: pourquoi les firmes de l’industrie chimique ont-elles pu commercialiser des produits dont elles connaissaient la cancérogénicité? Pourquoi les services de l’Etat ont-ils homologués ces produits malgré leur cancérogénicité avérée et des erreurs sur les étiquettes pendant plus de 40 ans? Pourquoi mon père a-t-il été intoxiqué sans jamais être alerté des dangers pour sa santé?».