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Paru sur le site Reporterre :
En « 2e ligne », les forçats des déchets infectieux sont submergés
Durée de lecture : 6 minutes
20 avril 2020 / Weilian Zhu (Reporterre)
En temps normal, les « déchets d’activités de soins à risques infectieux » reçoivent un traitement spécifique. La crise sanitaire, en faisant exploser leur nombre, a compliqué le travail de collecte et d’élimination, laissant les employés du secteur démunis face aux risques de contamination.
Bennes qui débordent, sacs entassés à même le sol et partout, dans tous les hôpitaux, ces mots imprimés en gras, qui font froid dans le dos en temps d’épidémie. « Déchets d’activités aux risques infectieux. » Partout, le local à poubelles est si encombré qu’il est difficile de trouver un espace où poser les pieds. « Voilà à quoi nous faisons face. » La voix tremblante de colère, Sylvain Kamesa balaie l’écran de son téléphone, où les photos défilent.
Il est chauffeur-collecteur de déchets d’activités de soins à risques infectieux (Dasri) pour l’entreprise Proserve Dasri, en région parisienne. Avec l’afflux de malades du Covid-19, et l’utilisation accrue de masques et blouses par les soignants, le volume de déchets produits par les hôpitaux a explosé. Pour ce chauffeur habitué depuis 20 ans à collecter des déchets hospitaliers, la situation actuelle est inédite.
En temps normal, le collecteur a parfaitement le droit de refuser toute benne qui déborde et n’a en théorie aucun contact avec les sacs poubelles. Mais, dans la crise actuelle, un refus de collecte aggraverait encore un peu plus la situation des hôpitaux. « Si au moins les poubelles étaient hermétiquement fermées, il y aurait peut-être moins besoin de masques », déplore Sylvain, également délégué syndical CFDT.
« Les directions n’ont jamais anticipé la protection des équipes de terrain »
À ce jour, l’entreprise fournit à ses chauffeurs un masque par jour, sans visière, et ne désinfecte pas quotidiennement les véhicules, explique le délégué syndical. « En fait, à part le moment où on est tout seul dans le camion, le risque est partout. »
« Ce virus est extrêmement volatile et transmissible par projection dans les yeux, dans la bouche. Malgré nos alertes, les directions n’ont jamais anticipé la protection des équipes de terrain », dit Patrice Lescure, délégué syndical CGT chez Suez et membre de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSST) de l’entreprise.
L’État a pourtant répété dès le début du confinement l’importance du rôle des salariés du secteur des déchets tout en les exhortant à continuer de travailler sur le terrain. Bruno Le Maire a ainsi qualifié ce secteur d’« indispensable au fonctionnement du pays » (18 mars), Élisabeth Borne a également rappelé le 23 mars le caractère « essentiel » de la filière tout en promettant une série de recommandations pour aider les employeurs et les salariés à mieux se protéger. Depuis le 27 mars, le ministère du Travail publie régulièrement des fiches pratiques de protection contre le Covid-19 sur les lieux de travail. C’est seulement le 8 avril qu’une fiche destinée au secteur des déchets a été publiée, bien après les boulangers, les livreurs, les caissiers ou même le secteur hippique. Cette fiche confirme des risques de contamination par postillons ou gouttelettes contaminées, et aussi par contact avec des surfaces souillées.
Du fait de leur dangerosité, le traitement des Dasri est un secteur très réglementé, de sa production jusqu’à son élimination. Mais ces jours-ci, les salariés de la filière se retrouvent en première ligne, totalement démunis.
À l’unité d’incinération de Créteil (Val-de-Marne), l’un des deux centres de ce type en Île-de-France autorisés à accueillir les Dasri et géré par Suez, la crise a accentué des problèmes antérieurs. Les manutentionnaires, ou « serveurs de chaînes », doivent aider à décharger les bennes des camions de collecte et à les apporter à une machine qui assure leur transfert vers la chaîne d’incinération. Mais, en pratique, cette machine connaît des pannes régulières et ne peut pas saisir tous les types de bennes. Selon Patrice Lescure, Bouygues, le fabricant, n’a pas suffisamment formé les techniciens lors de la livraison de la machine il y a deux ans. Une situation confirmée par Marcos [*], l’un des serveurs de chaînes du site : « Environ 50 % des bennes qui arrivent tous les jours doivent être transvasées à la main vers d’autres contenants adaptés à la machine. On doit ensuite désinfecter ces bennes manuellement. C’était déjà le cas avant le virus, mais quand la crise a commencé, on a fait valoir notre droit de retrait pour ne plus toucher les sacs. Suez a donc recruté des intérimaires pour faire ce travail à notre place. »
Des installations saturées
Au-delà des risques humains, l’afflux de déchets infectieux à l’unité de Créteil risque de provoquer une saturation des chaînes d’incinération. Selon l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France, « le plan régional de prévention et de gestion des déchets (PRGPD) a estimé l’augmentation de la production de Dasri à 11 % en cas de pandémie (sur la base des retours d’expérience de la crise H1N1 de 2009). Les capacités des installations de traitement des Dasri d’Ile-de-France permettent d’au moins quadrupler ces estimations ». Dans un communiqué publié sur son site le 8 avril, Suez a annoncé « une forte hausse des volumes de déchets médicaux à traiter, de l’ordre de 30 à 40 % en Île-de-France et dans le Grand Est ». Selon des serveurs de chaînes de Créteil, la chaîne d’incinération est saturée. Depuis début avril, des camions de collecteurs se sont vus refuser l’accès à l’incinérateur pour ne pas dépasser le quota de stockage de l’usine, limité à 70 tonnes/jour. Du jamais vu en 20 ans pour Sylvain Kamesa. En attendant d’être incinérés, des déchets peuvent ainsi passer plusieurs jours sur le site, soit bien au-delà des 72 heures imposées par la réglementation (arrêté du 7 septembre 1999, article 4) entre le moment de la production du déchet et son élimination. Cette saturation à Créteil a obligé Suez à recruter des serveurs de chaînes supplémentaires, augmentant l’effectif des trois équipes de trois à quatre personnes. « Ils n’étaient pas faciles à recruter. Beaucoup savent qu’ils auront à manipuler des déchets hospitaliers souillés par le virus », confie Marcos.
Pendant ce temps, la direction de Suez affiche une sérénité qui tranche avec le récit des équipes. Lors de sa visite au centre de Créteil, le 26 mars dernier, Bertrand Camus, directeur général du groupe, avait multiplié les tweets montrant un site en ordre, sans aucun bac qui déborde.
S’ils ont écouté avec attention le discours d’Emmanuel Macron du 13 avril — où le Président remerciait les travailleurs engagés en deuxième ligne —, les forçats des déchets contaminés voient leur quotidien bouleversé jusque dans leur intimité. « Même à la maison j’ai peur, raconte Marcos. Peur de contaminer ma famille. Alors, j’essaie d’avoir le moins de contact possible, et la plupart du temps je reste à l’écart tout seul dans ma chambre. »
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