19 JUIN 2014 À 18:26
Ports de plaisance par dizaines, autoroutes au kilomètre, aéroports à gogo et services publics au kilo : sous la pression de la troïka, Athènes solde des pans entiers du pays et se met à dos la population.
Vendre pour alléger la dette : la Grèce, face aux innombrables exigences de ses créanciers, s’est engagée à privatiser à tout va. Mais ce programme patine, de retards en ratés, tandis qu’enfle la contestation populaire. La fronde se centre actuellement sur Thessalonique, deuxième ville du pays. En jeu : la vente de la compagnie des eaux Eyath, que le groupe français Suez était bien parti pour racheter, et celle du port, lorgné par huit investisseurs européens, asiatiques et émirati. Deux privatisations combattues par les salariés, les habitants et les élus locaux
Vertige. Plus grave pour le gouvernement, la plus haute juridiction administrative du pays vient de mettre son veto à la cession de la compagnie des eaux d’Athènes. Dans un arrêt rendu fin mai, le Conseil d’Etat a estimé que«la transformation d’uneentreprise publique en entreprise privée ayant pour objectif le profit fait peser une incertitude sur la continuité de l’offre de service public abordable et de qualité».
Cette décision a redonné le moral à Yiorgos Archontopoulos, président du syndicat des employés d’Eyath : «S’il est contraire à la Constitution de privatiser l’eau d’Athènes, pourquoi en serait-il autrement à Thessalonique ?» s’interroge-t-il. Un groupe d’élus, de citoyens et d’associations s’apprête donc à saisir le Conseil d’Etat. Parmi eux, Soste to nero («sauvez l’eau»). Bravant l’interdiction du ministère de l’Intérieur, cette coalition a tenu un référendum «sauvage» sur l’avenir d’Eyath, couplé aux élections locales grecques. Des urnes placées le 18 mai devant les bureaux de vote ont permis à 218 000 électeurs de l’agglomération de se prononcer pour ou contre la privatisation d’Eyath. Résultat, écrasant : 98% de non.
Bref, le terrain est devenu tellement miné que les autorités battent, pour le moment, en retraite. «Il serait difficile de poursuivre le processus comme si la décision du Conseil d’Etat concernant la régie d’eau athéniennedevait n’avoir aucuneconséquence pour Thessalonique», admet Constantinos Maniatopoulos, le président du fonds hellénique de privatisation (Taiped), joint par téléphone.
Ce fonds, auquel l’Etat transfère peu à peu tous ses actifs vendables, a un catalogue qui donne le vertige. Trente-huit aéroports, douze ports, la compagnie d’électricité, le gaz, les chemins de fer, la poste, Hellenic Petroleum, quatre sources thermales, 700 km d’autoroutes, une centaine de ports de plaisance, des hôtels, un château néogothique de 2 000 m2 sur l’île de Corfou, des centaines d’hectares de terrains bordant des plages paradisiaques (lire ci-dessous), etc. N’en jetons plus, tout est sur lesite internet du Taiped (1), qui vaut le détour.
Ces appels d’offres tous azimuts n’ont pourtant pas généré jusqu’ici les recettes espérées. L’objectif initial de 50 milliards d’euros, très irréaliste, a été divisé par deux. La troïka (représentant l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) ne table plus que sur 22,3 milliards d’euros de recettes d’ici 2020. Un pari loin d’être gagné, car à peine 3 milliards ont été encaissés à ce jour.
Starting-blocks. Le FMI s’énerve de la «terrible lenteur» d’Athènes à lever la foule d’obstacles juridiques, administratifs et politiques qui découragent les investisseurs. Seules trois sociétés ont pu être privatisées : la loterie nationale, les paris sportifs Opap et le réseau de transport gazier Desfa. Le gros coup prévu en 2013, la vente à Gazprom de la compagnie de gaz Depa, a échoué, le géant russe ayant retiré son offre.
Avec la remise en cause de la privatisation de l’eau, le gouvernement va devoir pousser les feux sous les autres dossiers en cours, dont la mise en gérance privée du port du Pirée, de l’aéroport d’Athènes et d’un pan du monopole de l’électricité. Les investisseurs chinois sont déja dans les starting-blocks sur tous ces appels d’offres, notamment le groupe Cosco, à qui deux terminaux du Pirée ont été donnés en concession depuis le début de la crise. Jeudi à Athènes, le Premier ministre grec, Antonis Samaras, déroulait d’ailleurs le tapis rouge à son homologue Li Keqiang. Celui-ci serait porteur de plus de 6 milliards d’euros de promesses d’investissements, une aubaine dans un pays ravagé par 27% de chômage.
Mais face à l’accélération des privatisations prévue cette année, les syndicats restent vent debout, le Parlement très réticent et les municipalités furieuses de ne pas être consultées. Malgré l’opposition de la mairie de Thessalonique et un avis consultatif négatif des députés, la cession de 67% du capital du deuxième port du pays poursuit son chemin. Car la troïka en a fait l’une des conditions au versement de la dernière tranche d’aide. «Notre principale difficulté, confesse Constantinos Maniatopoulos,c’est l’absence de soutien dans l’opinion publique, les partis politiques, le management des sociétés publiques ou les syndicats.» Le triomphe du parti de gauche radicale Syriza aux élections européennes complique encore la donne.
Dans ce contexte, Bruxelles a bien du mal à faire entendre son message : «Au lieu de se crisper sur la peur de la spoliation, voyons le potentiel de dynamisation économique qu’apportent ces capitaux privés», plaide Panos Carvounis, chef du bureau grec de la Commission.
«Déshérence». «Lancer la privatisation de l’eau au moment où beaucoup de pays de l’UE font marche arrière et reviennent à des régies municipales, était malvenu,juge l’expert indépendant allemand Jens Bastian, ex-membre de l’équipe européenne chargée d’assister Athènes. En revanche, les Grecs paient le courant très cher et auraient intérêt à la fin du monopole de l’électricité. L’Etat a un énorme patrimoinequ’il laisse en déshérence. Les citoyens seraient gagnants qu’il soit mieux exploité.»Encore faudrait-il un débat national, auquel le gouvernement grec se dérobe, laissant ainsi grandir dans le pays le sentiment qu’on brade les bijoux de famille.
(1) www.hradf.com/en
http://www.liberation.fr/economie/2014/06/19/la-grece-vend-tout-les-grecs-vent-debout_1045579