Paru dans le journal de l’environnement :
Le 19 décembre 2014 par Stéphane Horel et Marine Jobert
Theo Colborn vient de mourir, à l’âge de 87 ans. Ce nom ne vous dit rien, et pourtant cette zoologue américaine a joué un rôle immense dans une histoire qui nous concerne tous.
C’est à elle – et une poignée de scientifiques pionniers – que l’on doit la naissance de l’expression « perturbateurs endocriniens ». Deux mots qui désignent des produits chimiques de synthèse capables de pirater notre système hormonal. Omniprésents dans notre quotidien, ils sont suspectés de jouer un rôle important dans l’explosion de troubles aussi divers que l’infertilité, les malformations de l'appareil génital des petits garçons, les troubles cardiovasculaires, les cancers hormono-dépendants (testicules, prostate, sein), l’obésité, le diabète, les troubles autistiques et neuro-comportementaux chez les enfants.
La première alerte est lancée dès les années 1950 par les animaux sauvages, sentinelles du désordre chimique ambiant. Les populations de pygargues à tête blanche - cet aigle majestueux qui figure sur le sceau du président américain – dévissent à vive allure. Les choses de l’amour ne les intéressent plus. Les quelques œufs qu’ils pondent sont tellement friables que les mères les écrasent de leur poids dans le nid. Qui blâmer ? Le DDT, que dénonce en 1962 la biologiste Rachel Carson dans son livre Printemps silencieux. Les poissons que pêchent les aigles dans les Grands Lacs américains sont truffés de cet insecticide massivement adopté en agriculture après la Seconde Guerre mondiale.
Puis c’est le tour des goélands argentés. Également grands amateurs de poissons, ils voient leur sexualité dérangée. Les mâles sont frappés d’anomalies génitales, les femelles partagent le même nid. Les populations s’effondrent. Dernier exemple, enfin, les alligators du lac Apopka (Floride). Vingt ans après que l’eau, souillée par une pollution accidentelle aux pesticides, est redevenue « propre », on constate que les mâles ont des pénis atrophiés et toutes les peines du monde à se reproduire. Les bébés reptiles qui réussissent tout de même à éclore meurent en nombre.
Lancée sur la piste des effets cancérigènes des polluants sur la faune sauvage, Theo Colborn chausse les bonnes lunettes pour comprendre la réalité : les animaux se meurent d’un empoisonnement chimique. Et comme « notre sort est lié à celui des animaux », ainsi que l’écrivait Rachel Carson en 1962, elle comprend que les êtres humains sont aussi touchés dans leur chair par les milliers de molécules de synthèse intégrées aux objets de consommation courante et relâchées dans l’environnement sans contrôle aucun. C’était en 1991.
Depuis que Theo Colborn a lancé l’alerte, que s’est-il passé ? La France, puis l’Europe, ont interdit le bisphénol A dans les biberons. Certains plastifiants ont disparu des jouets. Mais sur le millier de molécules qu’on soupçonne capables de perturber le système hormonal, toutes, quasiment, sont présentes dans l’environnement ou, pire, employées chaque jour. C’est notamment le cas dans l’industrie du gaz de schiste, qui pratique la fracturation hydraulique à grand renfort de molécules que Theo Colborn avait patiemment collectées, analysées et épinglées comme perturbateurs endocriniens.
C’est cette grande dame, scientifique courageuse et esprit visionnaire, qui vient de disparaître. Un seul article dans la presse française s’en est fait l’écho. Ce silence nous semble profondément injuste. Journalistes spécialisées dans les questions environnementales, nous travaillons sur les perturbateurs endocriniens depuis plusieurs années. Nous ne connaissions pas Theo Colborn, mais nous partageons sa conviction : l’humanité est aujourd’hui confrontée à un problème de santé publique à la gravité presque impensable. Des réglementations strictes sont indispensables, envers et contre des intérêts économiques colossaux. Une bataille homérique se déroule d’ailleurs à Bruxelles : elle sera déterminante pour la santé des générations futures. Mais ce sont aussi nos modes de vie, étroitement liés à la pétrochimie, qui doivent être sérieusement repensés. Rien n’a jamais arrêté Theo Colborn. Rien ne nous arrêtera non plus pour informer le public. Chère Theo Colborn, nous vous devons bien ça.
Stéphane Horel est journaliste indépendante et documentariste. Elle a réalisé «Endoc(t)rinement» (France 5, 2014).
Marine Jobert est journaliste au Journal de l’Environnement et co-auteur, avec François Veillerette, de «Perturbateurs endocriniens, la menace invisible», Editions Buchet Chastel, à paraître le 12 mars 2015.
http://www.journaldelenvironnement.net/article/une-grande-dame-disparait,53726?xtor=EPR-9