LE MONDE | 09.01.2015 à 05h32 • Mis à jour le 09.01.2015 à 20h57 | Par Laurent Carpentier
« Il a eu beaucoup de chance. » Le médecin l’a répété six fois à sa compagne, Marine Jobert, en sortant du bloc. Fabrice Nicolino, l’« écolo de la bande », est un des quatre blessés graves qui ont été évacués, mercredi, vers différents hôpitaux parisiens. Il est à présent hors de danger, mais « il reste sous étroite surveillance médicale et de la sécurité ».
Il en va de même pour Riss, alias Laurent Sourisseau, dessinateur (La Face karchée de Sarkozy, Vents d’Ouest, 2007) et directeur de la rédaction de l’hebdomadaire depuis 2009, qui a été touché à l’épaule droite – le nerf ne serait pas touché. Comme pour Philippe Lançon, écrivain (L’Elan, Gallimard, 2013), critique littéraire à Libération, qui avait fait de Charlie sa deuxième maison. Les nouvelles tombent au compte-gouttes. Blessé grièvement à la mâchoire, il est conscient, il ne peut pas parler, mais communique par écrit. La première opération, la plus importante, s’est bien passée. On a plus d’inquiétudes pour Simon Fieschi : même si ses jours ne sont plus en danger, le jeune webmaster du site, neveu de la comédienne Anouk Grinberg, a été touché à la colonne vertébrale, un de ses poumons a été perforé. Il est plongé en coma artificiel et on craint pour sa mobilité.
Douze morts et onze blessés. Jusqu’ici, de ces derniers, on a peu parlé. Non par oubli, mais par manque d’informations. Pour des raisons de sécurité, les quatre grands blessés ont en effet été dispersés de façon discrète dans différents centres hospitaliers, alors que les blessés plus légers étaient traités à l’Hôtel-Dieu, à Paris. Les médecins ne s’adressent qu’aux familles. Quant à la famille Charlie, elle est décimée et les rescapés ont du mal à parler, submergés qu’ils sont par l’angoisse, la colère et les larmes. Qui dira la souffrance qu’il y a à être le survivant d’un carnage qui a laissé vos amis à terre ?
« Comme un survivant »
Journaliste à Politis, à Terre Sauvage et, depuis 2010, à Charlie Hebdo, chroniqueur à La Croix, Fabrice Nicolino, autodidacte joyeux et disert, n’a jamais eu peur de se faire des ennemis. La seule chose qui pourrait l’effrayer, ce serait de se taire. Et là-dessus, il ne faut pas compter sur lui. Il n’a cessé de livre en livre (La Faim, la bagnole, le blé et nous, chez Fayard, en 2007, Bidoche, en 2009, ou Un empoisonnement universel, 448 pages, 23 euros, aux éditions Les Liens qui libèrent) de pourfendre ces industries qui menacent l’environnement : biocarburants, agroalimentaire, chimie. Avec succès. Et, jamais avare d’un bon coup de griffe, n’a pas plus hésité pas à remettre son propre camp en place quand il en ressentait la nécessité (Qui a tué l’écologie ? Les Liens qui libèrent, 2011).
« Il y a quarante ans, conspuer, exécrer, conchier, même les religions, était un parcours obligé. Qui entendait critiquer la marche du monde ne pouvait manquer de mettre en cause les si grands pouvoirs des principaux clergés. Mais, à suivre certains, il est vrai de plus en plus nombreux, il faudrait aujourd’hui se taire », écrivait-il, le 21 novembre 2013, dans une tribune cosignée avec Charb dans Le Monde.
Pourtant, ce n’est pas la première fois que Fabrice Nicolino est victime d’un attentat. Le 9 mars 1985, il emmène des copains au Cinéma Rivoli, non loin de l’Hôtel de Ville, à Paris, voir Eichman, l’homme du IIIe Reich, d’Erwin Leiser. Le film est donné dans le cadre du 4e Festival international du film juif. Un homme est installé derrière eux, il quitte la salle dix minutes après le début du film. Fabrice l’a remarqué. Pas la bombe. Les spectateurs n’auront la vie sauve que parce que le toit trop léger est projeté en l’air au moment de la déflagration. S’il avait été plus solide, lui expliqueront les policiers, ils étaient morts.
L’attentat n’a jamais été revendiqué. Il en a gardé des douleurs récurrentes, des acouphènes, des éclats dans le pied qui le font parfois boiter un peu, lui qui aime tant la marche et une profonde inquiétude par rapport à la folie humaine. Un miraculé. Mais un miraculé qui a toujours refusé le statut de victime.
« Il se vivait déjà comme un survivant », dit de lui sa compagne. « Aller à Charlie Hebdo n’était pas rien. Il avait conscience du danger. Je lui disais toujours, quand il allait à la conférence de rédaction : “Si tu vois un homme avec une barbe et un grand sabre, cours…” Ce mercredi je ne le lui avais pas dit... Il a perdu beaucoup de sang. Les médecins l’ont plongé dans le coma. Maintenant que le pronostic vital n’est plus engagé, je suis inquiète des dommages psychologiques : inquiète de le voir se réveiller épouvanté par le durcissement implacable de cette société dans laquelle on vit. »
Laurent Carpentier
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